Bilan du premier mandat présidentiel de Nayib Bukele au Salvador
- LatamSinFiltro
- 9 mars
- 31 min de lecture

« En 2019, je me rappelle que beaucoup ne connaissaient pas El Salvador ou n'avaient même jamais entendu parler du Salvador et s'ils en avaient entendu parler, ce n’était qu’en mal : le pays le plus violent du monde ou le pays des maras. D'autres ne savaient pas où le situer sur une carte, mais Dieu merci, cela a considérablement changé et en très peu de temps. Cinq ans après mon premier discours (à l’ONU), je suis revenu ici en tant que président d'un pays qui a maintenant une voix dans le monde.
Nayib Bukele, président du Salvador, dans son discours lors de la 79e Assemblée générale des Nations Unies, le 24 septembre 2024.
Le Salvador est un petit pays d'Amérique centrale de 21 040 km2 situé entre le Honduras et le Guatemala. Si pendant longtemps le Salvador et sa situation ont été ignorés par une grande partie de la communauté internationale, aujourd'hui tout le monde a entendu au moins une fois le nom de Nayib Bukele, le président du Salvador, ce charismatique chef d’Etat, le « sauveur » du pays qui a rétabli la paix et la sécurité à travers sa « guerre contre les gangs » et la construction d'une méga prison pour les membres des gangs.
Cependant, la rigidité de ses pratiques a été critiquée à plusieurs reprises et son succès est assez controversé : lors de son premier mandat, Bukele est accusé par l'opposition d'avoir tenté « un coup d'État ». Cela fut vraiment le cas ? Dans la presse, il est connu comme « le dictateur cool », cependant, Bukele est-il vraiment un dictateur ?
Nous allons répondre à ces questions en faisant le point sur le premier mandat présidentiel de Nayib Bukele avec une approche critique, en nous concentrant davantage sur la question de la sécurité qui constituait l’objectif central du premier mandat de Bukele.
El Salvador et Nayib Bukele
Situation au Salvador avant l'arrivée de Bukele à la présidence
Situation économique et politique
Depuis son indépendance en 1821, le Salvador, comme beaucoup d'autres pays d'Amérique latine, a connu une concentration du pouvoir et de la richesse entre les mains des élites, provoquant de profondes inégalités. La revendication de changements structurels pour une société plus égalitaire est au centre de plusieurs mouvements sociaux, notamment du Parti communiste du pays. En 1981, lorsque la guerre civile éclate au Salvador, les différents courants de la gauche s’unissent pour créer le Front Farabundo Martí de libération nationale et luttent contre la dictature militaire pour obtenir des changements structurels au niveau économique, politique et social. En 1992, les accords de Chapultepec sont signés, mettant fin à la guerre civile. Ces accords ont mis davantage l'accent sur la réintégration des groupes armés dans la société salvadorienne et la protection des droits humains, que sur les inégalités socio-économiques qui ont été une des causes de la guerre.
Après la guerre, le Salvador a commencé à mettre en œuvre des politiques néolibérales (Consensus de Washington) augmentant la précarité économique des classes vulnérables ainsi que les inégalités déjà existantes. Le marché salvadorien s'est ouvert et a fait face à la concurrence internationale sans avoir même d'entreprises nationales compétitives et productives qui pourraient rivaliser avec les entreprises étrangères.
La guerre civile qui a eu lieu il y a tout juste 44 ans et qui s'est terminée il y a 33 ans a laissé le pays dans une situation socio-économique difficile, avec beaucoup de pauvreté et d'inégalités. Cette situation a été une terre fertile de délinquance et de criminalité. Au milieu des années 1990, les maras se sont développées dans le pays. Et jusqu’à l’arrivée de Bukele, les problèmes de criminalité et de sécurité intérieure ont attiré très peu d'investissements étrangers. Selon les données de la Banque mondiale, les investissements directs étrangers (IDE) représentaient 0 % du PIB salvadorien en 2022. En 2019, la pauvreté représentait 26,8 % de la population et environ 5 % de la population salvadorienne vivait dans l'extrême pauvreté.[1]
Au niveau politique, depuis les années 1980, le Salvador a deux partis traditionnels, l'ARENA (extrême droite) et le FMLN (il est devenu un parti politique de gauche à la fin de la guerre civile). Bukele est arrivé à la présidence dans un contexte de lassitude générale de la population vis-à-vis de ces deux partis. Le FMLN avait été à la tête du pays durant 8 ans sans tenir ses promesses et l'ARENA devait faire face à plusieurs accusations de corruption.
Le problème des maras
Il est important de comprendre la nature du conflit entre les gangs avant d'analyser la stratégie de Nayib Bukele. Voyons d'abord comment et quand les maras sont apparues et quelle était la situation avant l'arrivée de Nayib Bukele.
Depuis la fin de la guerre civile en 1992, le Salvador connaît des niveaux élevés de violence. Cependant, cette violence n'est pas le résultat d'une remobilisation des acteurs de la guerre civile mais est due à l'augmentation de la criminalité, en particulier parmi les jeunes qui font partie des maras.
L’augmentation de la violence au Salvador est étroitement liée au phénomène de migration économique du Salvador vers les États-Unis qui a eu lieu à la fin de la guerre civile salvadorienne. Comme expliqué au-dessus, au sortir de la guerre, le Salvador se trouvait dans une situation économique difficile. Par conséquent, de nombreux Salvadoriens ont émigré aux États-Unis, en particulier en Californie du Sud, dans les quartiers ouvriers de la ville de Los Angeles, qui, comme d'autres grandes villes américaines, avaient des niveaux élevés de criminalité.

Il y a deux grandes maras salvadoriennes : le Mara Salvatrucha 13 (MS13) et sa rivale Barrio 18 (Eighteen Street Gang). Les deux gangs sont apparus dans les ghettos latinos les plus pauvres de Los Angeles, où les gangs d'origine latino-américaine étaient considérés comme « prestigieux » et représentaient des symboles de pouvoir pour un grand nombre d'adolescents immigrants ou d'enfants d'immigrants. Le Barrio 18 existe depuis les années 1940 et était à l'origine composé principalement d'immigrants et de réfugiés latino-américains. La MS13 est apparue elle dans les années 1970 et était à cette époque composé de fans de heavy metal. À la fin des années 1980, les deux maras étaient bien positionnées dans le système des gangs latinos de la région. Les deux gangs faisaient partie du « système sudiste ». Ce groupe comprend tous les gangs du sud de la Californie qui s'affrontent pour le contrôle des territoires, pour le contrôle de leur quartier.
Cependant, avec la politique d'incarcération de masse du président Reagan (1981-1989) dans les années 1980, de nombreux membres de gangs ont été incarcérés. À l'intérieur des prisons, les différents gangs du Sud ont commencé à unir leurs forces pour se défendre contre les gangs latinos de Californie du Nord, les gangs afro-américains, etc.
Les tensions entre la Mara Salvatrucha et le Barrio 18 ont réellement commencé en 1989. Ils ont commencé à s'affronter pour le contrôle des territoires du Sud, le trafic de drogue et le recrutement de nouveaux membres. Les notions de prestige et de respect sont essentielles pour comprendre les affrontements entre gangs. L'une des raisons pour lesquelles les gangs s'affrontent de manière presque rituelle est l’obtention d’un prestige et du respect de leur quartier. Les gangs existent pour s'attaquer les uns les autres. On peut presque considérer que, si l'un des gangs tombe, l'autre n'a plus de raison d'exister. Les relations violentes entre gangs n'ont jamais été motivées par des désaccords profonds ou des opinions politiques différentes. À l'origine, la violence entre les maras était avant tout un conflit ethnique.
À la fin de la guerre civile en 1992, un vaste processus de déportation a commencé. Les États-Unis ont renvoyé des centaines de membres de gangs dans leur pays d'origine. Dans le cas du Salvador, une grande partie provenait de la Mara Salvatrucha 13 ou du Barrio 18. À leur retour dans leur pays, les membres des gangs ont continué à commettre des actes de violence, contribuant à l'augmentation drastique de la criminalité et des homicides dans le pays. Ils n'avaient plus besoin de se protéger des autres gangs américains, mais les pratiques violentes continuaient et un sentiment de vengeance s'installait entre les deux gangs qui voulaient garder leur statut, leur image et être respectés par le voisinage. Encore une fois, ces groupes criminels n'ont aucune revendication politique. Le seul objectif des maras est le contrôle du territoire, les membres des gangs se battent pour le monopole de la violence.
2001-2019 : Les politiques de « main forte » (« políticas de mano dura », en espagnol)
Jusqu'en 2001, l'État avait ignoré la question des gangs et minimisé leur pouvoir, permettant aux maras de contrôler certains quartiers. Des politiques sévères ont été introduites en 2001, reconnaissant que les gangs constituaient un grave problème de sécurité et que des stratégies répressives devaient être élaborées à leur encontre. Les politiques de « mano dura » et de « super mano dura » ont conduit à de violents affrontements entre l'État et les gangs. Au début, les gangs ne visaient pas à affronter les forces de l'ordre, mais à partir des années 2000, l'État est devenu un ennemi. Si le prestige avait été obtenu en luttant contre la bande ennemie, maintenant il était aussi obtenu en attaquant l'État. Cependant, il ne s'agit pas d'un conflit direct entre les gangs et l'État. Les gangs n'ont toujours pas de revendications politiques ni de plans concrets contre l'État. Ils se défendent contre l'État qui tente de les empêcher de contrôler des territoires dans le pays.
Plusieurs années de négociations secrètes entre l'État et les gangs ont abouti à la mise en place d'une trêve entre mars 2012 et mai 2013. Cependant, cette trêve a permis aux gangs de consolider leurs bases et de s'adapter aux coups portés par la police et l'armée. L'interruption soudaine de la trêve en mai 2013 a intensifié les affrontements entre l'État et les maras. En 2015, la violence au Salvador a atteint son paroxysme, les affrontements entre la police et les membres des gangs ont augmenté de façon exponentielle. Face à cette situation, la Cour suprême du Salvador a déclaré que les gangs étaient des groupes terroristes et a déclaré illégales les négociations avec eux. Le plan « Salvador Seguro » a été lancé par le président Salvador Sánchez Cerén (2014-2019). Il a annoncé le déploiement de 600 soldats d'élite, en plus des 7 000 soldats déjà déployés pour patrouiller dans les zones urbaines. Ces soldats d'élite n'avaient aucune formation pour capturer des suspects ; Ils n'étaient entraînés que pour tuer l'ennemi. Puis le nombre de morts a explosé et les principaux gangs ont cessé de s'attaquer les uns les autres pour concentrer leur résistance contre les forces de l'État.
Finalement, ni les politiques de mano dura des différents gouvernements ni la trêve n'ont réussi à réduire le niveau de violence dans le pays. En 2016, l'insécurité et la violence ont coûté au Salvador plus de 16% de son PIB.[2]
Au fil du temps, de nouveaux acteurs se sont impliqués dans le conflit, et aujourd'hui, les membres des gangs ne sont pas les seuls responsables des niveaux élevés de violence. D'une part, des groupes paramilitaires, des milices d'autodéfense et des sociétés de sécurité privées ont été créés. L'abandon de certains territoires par les forces de sécurité aux gangs est la principale raison de l'émergence de tels groupes d'élimination et de défense.
D'autre part, les gangs criminels se sont multipliés et les gangs d'origine se sont réorganisés. MS-13 et Barrio 18 ont subi des scissions. C'est au sein de MS-13 qu'est né le MS-503. Une lutte de pouvoir pour s'approprier les ressources économiques est la raison principale de cette scission. La MS-503 prônait un retour à la « lutte armée exclusive entre gangs » et un abandon de la violence contre la population et l'État. Il dénonça les pactes électoraux et déclara que le MS-13 ne devait pas s'immiscer dans les affaires politiques. En réponse, de hauts responsables de la MS-13 ont ordonné l'exécution de tous les dissidents. Les ordres précisaient que les membres de la famille, les parents, les épouses, les partenaires et les enfants des dissidents étaient également visés.
De même, le Barrio-18 a également connu des troubles internes. Le gang traditionnel des Sureños du Barrio-18 s'oppose aux B-18 Revolucionarios, qui se sont officiellement séparés en 2005. Cette division en deux factions est liée à un différend sur la répartition des ressources provenant de l'extorsion. Enfin, d'autres gangs ont également émergé, comme la Mara R, une nouvelle venue qui a encore compliqué la situation, et d'autres gangs comme la Mirada Locos, la Mara Máquina et les Mao Mao, qui représentent environ 17 %[3] des membres de gangs dans le pays, mais qui ne suscitent pas de réelles inquiétudes. De son côté, la Mara R est devenue un véritable acteur du conflit avec dans ses rangs d'anciens membres des gangs MS-13 et B-18.
Problèmes d'impunité et d’injustices : le système judiciaire et pénitentiaire d'El Salvador
Depuis plusieurs années, l'État salvadorien a démontré son incapacité à garantir la sécurité du pays et surtout des communautés rurales. Le système judiciaire et pénitentiaire du pays sont impuissants face à la propagation de la violence. De plus, il y a beaucoup de corruption au sein des forces de police. Les habitants des zones contrôlées par les membres du gang ne peuvent pas réagir ou dénoncer les agissements des maras par peur de représailles ou même de se retrouver face à face avec un policier corrompu. Il faut suivre la règle des gangs : « voir, entendre, se taire » (« ver, oír, callar », en espagnol).
Le système pénitentiaire du Salvador présente plusieurs défauts, qui ne permettent pas de punir adéquatement les coupables ou d'éradiquer les gangs. Les prisons sont le principal lieu de renforcement et de réorganisation des gangs. L'emprisonnement des membres de gangs leur permet de se réorganiser et de se « professionnaliser ».[4] Dans les prisons, les membres des gangs ont commencé à s'intéresser au trafic de drogue comme moyen de financement de la violence. En 2018, environ 40 000 Salvadoriens étaient incarcérés, soit 614 personnes pour 100 000 habitants[5] et étaient répartis dans 25 prisons. Avec la « guerre contre les gangs » de Bukele, ce chiffre a atteint 1 659 personnes pour 100 000 habitants en 2024[6].
Les politiques qui permettent aux membres de gangs de réintégrer la vie civile après leur incarcération sont peu nombreuses et souvent inefficaces. Quant aux membres de gangs qui souhaitent se repentir, ils se méfient du système judiciaire et des forces policières en raison du peu de protection qu'ils peuvent leur offrir.
Pour conclure, depuis les années 1990, le Salvador a souffert de niveaux élevés de violence qui s'expliquent par des guerres de gangs qui, depuis 2001, ont également inclus l'État. Jusqu'en 2022, les homicides étaient principalement dus à des affrontements entre les forces de sécurité et les membres de gangs. Selon les chiffres de la Banque mondiale, en 2021, il y a eu 18 homicides volontaires pour 100 000 habitants. En outre, les systèmes judiciaire et pénitentiaire ne sont pas à la hauteur du défi auquel El Salvador doit faire face.
Qui est Nayib Bukele ?

Nayib Armando Bukele Ortez est né le 24 juillet 1981 à San Salvador. Nayib est le fils d'Armando Bukele Kattán (1944-2015), homme d'affaires et homme politique d'origine palestinienne, docteur en chimie industrielle, physicien, historien, économiste et journaliste. À l'âge de 18 ans, Nayib Bukele a commencé à diriger des entreprises familiales et a commencé des études en sciences juridiques à l'Université centraméricaine José Simeón Cañas (UCA El Salvador) dans le but de devenir avocat, mais il ne terminera jamais ses études. Nayib a préféré se consacrer à la gestion de plusieurs entreprises familiales. L'une d'entre elles a connu un succès particulier : OBERMET, une société de services promotionnels et publicitaires dont Nayib était président.
En 2011, à l'âge de 30 ans, Nayib Bukele décide de commencer sa carrière politique sous les couleurs du FMLN. Sa carrière a commencé avec son arrivée à la mairie d'une petite municipalité de La Libertad de moins de 10 000 habitants, Nuevo Cuscatlán, entre le 1er mai 2012 et le 30 avril 2015. Malgré le manque de pertinence politique de cette municipalité, Nayib Bukele a réussi à se faire connaître dans la capitale du pays comme une nouvelle figure de la gauche salvadorienne en se rapprochant des populations les plus jeunes à travers les réseaux sociaux. Il s'est fait connaître comme un homme politique innovant et dynamique, ce qui lui a permis d'accéder à la mairie de la capitale, San Salvador, en 2015. Au cours de son mandat, Bukele a mis en œuvre plusieurs programmes pour développer les infrastructures de San Salvador. Parmi eux, on peut citer son initiative « Un projet par jour » qui a impliqué, entre autres, la construction de nouvelles routes et maisons, ainsi que la reconstruction de zones détériorées de la capitale. En outre, il a lancé un projet de restauration du centre historique de la capitale.
Si tous ces projets ont été bien accueillis par les citoyens, ils ne l'ont pas été par le FMLN, qui a accusé Bukele d'être populiste. De plus, Bukele avait dénoncé à plusieurs reprises la corruption, la malhonnêteté et les intérêts cachés du parti et du gouvernement salvadorien en général ce qui n’a pas plus au FMLN. Il a dénoncé le manque de représentation des citoyens et leurs revendications de la part des hommes et femmes politiques, ce qui lui a valu d'être expulsé du parti en octobre 2017 par le tribunal de déontologie du FMLN.
Au même moment, Bukele a annoncé la création de son propre parti politique, Nuevas Ideas (=Nouvelles Idées), dans le but d'atteindre la présidence de la République du Salvador. En trois mois, le parti a recueilli 200 000 signatures, soit quatre fois plus de signatures nécessaires pour former un nouveau parti politique (50 000 signatures sont nécessaires). Cependant, le Tribunal électoral suprême a retardé l'enregistrement de Nuevas Ideas en tant que parti politique légal, ce qui n'a pas permis à Nayib Bukele de se présenter comme candidat aux élections présidentielles de 2019. Face à cela, Bukele a décidé de se présenter aux élections avec la Grande Alliance nationale (« Gran Alianza Nacional », GANA), un parti de centre-droit. Il ne se sentait pas mal à l'aise avec le fait de se présenter avec un parti conservateur puisqu’il a toujours refusé de se définir comme un politique de gauche ou de droite.
Son image juvénile et « anti-système » et son discours « anti-corruption » plutôt basique et populiste[7] se sont avérés efficaces et lui ont permis de remporter les élections présidentielles. Le 3 février 2019, il remporte haut la main les élections présidentielles, devenant ainsi le plus jeune président de l'histoire du pays et le plus jeune de toute l'Amérique latine à 38 ans seulement. En outre, Bukele est devenu le premier président salvadorien à accéder à la présidence sans appartenir au parti ARENA ou au FMLN, c'est-à-dire les deux partis qui se sont affrontés pendant la guerre civile. Bukele croit en Dieu, bien qu'il ait déclaré qu'il n'appartient à aucune religion. La figure de Dieu est récurrente dans ses discours.
Pour conclure, il est difficile de déterminer l'idéologie politique de Nayib Bukele. S'il a montré sur les réseaux sociaux son approbation d’hommes politiques de droite tels que Donald Trump aux États-Unis ou Javier Milei en Argentine, il a également publié des posts sur le Nicaragua de Daniel Ortega mais a dénoncé le résultat des élections présidentielles de 2024 sur X, déclarant qu'il s'agissait d'une « fraude » et s'est moqué du président vénézuélien Nicolas Maduro sur Instagram. Ce qui est sûr c'est que Bukele est arrivé à la présidence du Salvador pour s’attaquer aux partis politiques traditionnels et redéfinir le système politique du pays.
Bilan du premier mandat du président Nayib Bukele
Lorsque Bukele est arrivé au pouvoir, il s’est retrouvé face à un pays épuisé par le trafic illégal et les guerres de gangs, un gouvernement rongé par la corruption et discrédité, et un système judiciaire impuissant. En outre, les inégalités et la pauvreté ont augmenté à la suite de la crise du COVID-19. Depuis 2000, l'économie a connu une croissance timide. Qu’ont été les résultats du premier mandat de Nayib Bukele ?
Des résultats quasi immédiats mais qui seraient limités à long terme...
La victoire de la « guerre contre les gangs »

Comme ses prédécesseurs, dès son arrivée à la présidence, Nayib Bukele a mis en œuvre des politiques de mano dura pour lutter contre les gangs et a poursuivi le Plan de Contrôle Territorial (« El Plan de Control Territorial », en espagnol) lancé le 20 juin 2019 pour mettre fin aux gangs. Ce plan comporte sept phases, dont 6 ont été mises en œuvre à ce jour.
Première phase, « préparation » : reprendre le contrôle des territoires et mettre en œuvre la répression contre les Maras.
Deuxième phase, « Opportunités » : améliorer les conditions de vie des jeunes et prévenir la violence.
Troisième phase « Modernisation des forces de sécurité du Gouvernement » : renforcement de la capacité opérationnelle des forces de sécurité par des investissements dans la mise à jour des équipements et des ressources technologiques.
Quatrième phase « Raid » : Commence le 19 juillet 2021. Cette étape implique l'intervention directe des forces de sécurité dans des territoires jusque-là difficiles d'accès en raison de la forte présence des gangs. Au cours de cette quatrième phase, le président Nayib Bukele a annoncé l'incorporation de 1 046 nouveaux soldats des forces armées en soutien à la Police nationale civile (PNC).
Cinquième phase « Extraction » : Le 23 novembre 2022, le président Nayib Bukele a annoncé le début de cette phase qui se concentre sur une intervention des forces armées dans le but de neutraliser les gangs sur l'ensemble du territoire salvadorien. C'est dans le cadre de la cinquième phase du Plan que le Centre de détention du terrorisme (CECOT), souvent appelée « méga-prison » avec une capacité de d’emprisonnement de 40 000 détenus, a été créé. C'est la plus grande prison du continent américain. Cette prison vise à accueillir les criminels arrêtés au cours de cette phase et à éviter les problèmes de surpopulation dans les autres prisons du pays. La construction et l'utilisation de ce centre ont été très bien accueillies et acceptées par la population. Si on voyait qu'au début des années 2000, la prison permettait aux gangs de se réorganiser et de développer leurs activités de trafic de drogue, cette méga prison est bien différente. Les prisonniers n'en sortiront probablement jamais, ils ne sortent jamais de leur cellule et ils ne peuvent pas parler sans autorisation ni voir leurs proches.
Phase six « Intégration » : Elle a été annoncée le 15 septembre 2023 par Nayib Bukele avec un budget de 30 millions de dollars par an pour sa mise en œuvre. Cette phase implique la mise en œuvre de plusieurs programmes sociaux : remise de 2 000 bourses d'études ; stages rémunérés pour les personnes de plus de 60 ans, entre autres.
La nuit du 26 mars 2022 a été la plus sanglante (en termes d'homicides) depuis 1992. 62 personnes ont été tuées par des membres de gangs. Beaucoup prétendent que la violence de cette nuit-là est la réponse des gangs à l'attitude de Bukele, qui aurait refusé de libérer l'un des membres de haut rang des gangs lors des négociations entre le président et les gangs.
Face à la situation, Bukele a mis en place le régime d'exception pendant 30 jours. Une telle mesure implique la restriction de plusieurs droits des citoyens. L'Etat d'urgence suspend le droit de réunion et d'association, le droit d'être accompagné, en cas de détention, d'un avocat ou d'être informé des motifs de détention. En outre, l’Etat d’urgence suspend le droit au secret des communications et le droit d'être libéré après 72 heures de garde à vue sans avoir comparu devant un juge, portant ce délai à 15 jours. Quelques mois après la mise en place du Régime d'Exception, le président a annoncé la cinquième phase du Plan de Contrôle Territorial, la phase « Extraction ».
De même, cet Etat d’urgence implique l'utilisation de 80 millions de dollars pour équiper et déployer les forces de police et l'armée. Ces dernières patrouillent dans les quartiers dangereux, filtrent les entrées et les sorties au crépuscule, font du porte-à-porte pour interroger les civils et arrêter toute personne soupçonnée d'appartenir à un gang. Bukele a également fait pression sur les détenus en rationnant leurs repas, en leur retirant leurs droits de visite et en supprimant toutes les commodités de leurs cellules : plus de matelas ni de kits d'hygiène.
En outre, l'Assemblée nationale a promulgué une révision du Code pénal qui double, voire triple, les peines de prison pour les crimes et délits commis par un membre d'un gang et punit le fait d'être le chef d'un gang de 40 à 45 ans de prison. Désormais, les délits de collaboration avec un gang sont passibles de 20 à 30 ans de prison (contre 3 à 6 ans avant l'Etat d'urgence). Enfin, lors des procès, les juges sont « anonymes » : leur nom et leurs données personnelles sont gardés secrets tout au long du processus. Les témoins ne sont plus tenus de comparaître devant le tribunal et les témoins indirects, c'est-à-dire ceux qui ont été informés des faits sans les avoir vus directement, sont admis dans les procès et ont de la valeur.
L’Etat d’urgence ne devait durer que 30 jours, mais Bukele ne l'a jamais levé. Après deux mois, plus de 30 560 personnes ont été arrêtées par des vagues de 1 000 à 1 400 personnes arrêtées en 24 heures.[8] La stratégie de Bukele a permis au pays de passer 6 jours consécutifs sans qu'aucun homicide ne soit signalé. En général, la population a bien reçu la politique de Bukele, se sentant plus en sécurité et mieux protégée grâce aux patrouilles de police dans les villes. Petit à petit, les gens ont pu à nouveau sortir, rencontrer des amis ou pour se promener dans le parc.
La stratégie de Bukele a eu des résultats assez exceptionnels et très positifs à court/moyen terme. Selon le gouvernement du Salvador[9], le plan de contrôle territorial et le régime d'exception dans le pays ont permis d'économiser plus de 60 millions de dollars dans le domaine de la santé avec la réduction du nombre de personnes blessées par arme à feu. Le gouvernement affirme que chaque personne blessée par une arme à feu représente en moyenne un coût de 23 000 $. Par ailleurs, la cheffe du ministère du Logement (MIVI), Michelle Sol, a déclaré qu'au moins 4 500 maisons qui étaient aux mains des gangs pourraient être restituées à la population.[10] Selon les données du ministère de la Justice et de la Sécurité nationale et de la police nationale civile, en 2023, le Salvador a atteint le taux d'homicides le plus bas de son histoire (154 homicides en 2023 contre 495 homicides en 2022[11]). Enfin, le taux d'homicides pour 100 000 habitants est passé de 18 en 2021 à 2,4 en 2023.
En termes de sécurité, nous pouvons affirmer que Nayib Bukele a tenu ses promesses et a obtenu des résultats quasi instantanés qui ont eu un impact positif sur l'économie du pays et a rétabli peu à peu la confiance de la population envers le gouvernement.
Des résultats socio-économiques plutôt optimistes
La politique de mano dura et le contrôle des gangs ont permis au Salvador de se doter d'une nouvelle dynamique économique. D'une part, de nombreuses améliorations peuvent être soulignées :
Selon les données de l'ONU, le Salvador s'est imposé comme une nouvelle destination attrayante pour les IDE. Comme on l'a vu plus précédemment, les investissements étrangers ont été presque inexistants au Salvador. Cependant, en 2023, le pays a attiré 730 millions de dollars d'IDE, ce qui représente une augmentation de 344 % par rapport à 2022.
En 2023, le Salvador était le quatrième pays de la région à connaître la plus forte croissance des arrivées de touristes, avec une augmentation de 40,4 % par rapport à 2019. Ces données soulignent le fort potentiel touristique du pays. Le gouvernement doit continuer d’investir dans ce secteur pour le promouvoir.
Le climat des affaires au Salvador est devenu favorable grâce à une inflation maîtrisée et à une croissance économique solide. L'indice général des prix à la consommation (IPC) en novembre 2024 était de 129,93, il est toujours élevé, mais il affiche un taux mensuel de -0,09 % et une variation annuelle de -0,31 %, démontrant une baisse de l'inflation dans le pays (2,41 points de pourcentage de moins que celle enregistrée il y a un an).[12] Les revenus des administrations publiques ont augmenté de 6,8 % en 2023. Les projections économiques pour le pays indiquent une croissance supérieure à la moyenne pour la région avec une baisse de l'inflation. En outre, le Salvador dispose d’une forte densité de population et d’une main-d'œuvre jeune : 54 % de sa main-d'œuvre a moins de 40 ans.
D'autre part, d'autres politiques ont eu des résultats limités, mais pas catastrophiques. Le 7 septembre 2021, la loi sur le bitcoin a été mise en œuvre, permettant au bitcoin d'être adopté comme monnaie légale au Salvador. L'utilisation du bitcoin comme monnaie avait plusieurs objectifs tels qu'une meilleure inclusion financière, des gains pour les finances publiques et la réduction des coûts de transfert de fonds. Cependant, la mise en œuvre de cette politique a été extrêmement difficile et ses résultats mitigés... La population s’est montrée réticente face à la crypto monnaie et a préféré continuer d’utiliser du liquide. Cela a également provoqué un manque de confiance de la part des investisseurs sur les marchés internationaux.
Malgré la croissance économique et l'augmentation du tourisme, de nombreux défis restent à relever : le déficit public du pays reste important. Selon la Banque mondiale[13], le déficit budgétaire a atteint 4,7 % du PIB en 2023 et la dette publique représentait 84,9 % du PIB. Les marges souveraines sont restées élevées, les options de financement étant limitées. La qualité des institutions du pays s'est détériorée depuis 2016 et se maintient à des niveaux inférieurs à la moyenne régionale.
En termes de réduction de la pauvreté et des inégalités, malgré les programmes sociaux mis en œuvre au cours de son premier mandat, le président Bukele doit encore faire face à plusieurs défis : selon le rapport de la Banque mondiale « Améliorer les vies et les moyens de subsistance : évaluation de la pauvreté et de l'équité au Salvador 2024 »[14], en 2023, le pays comptait 600 000 personnes vivant dans des ménages extrêmement pauvres (9,3 % de la population), dont les revenus ne couvrent pas le coût d'un panier de consommation de base (1,5 $USD par personne et par jour en zone rurale et 2,3 $USD en zone urbaine). En outre, les revenus des plus pauvres ont diminué depuis 2019. Les emplois formels et l'accès à l'éducation en tant que source de mobilité sociale sont essentiels pour réduire la pauvreté monétaire et les inégalités socio-économiques.
Pour conclure, on peut dire que les résultats économiques ont été assez positifs, même s'il y a des progrès à faire en matière d'égalité ou d'équité socio-économique. Il faudra probablement plusieurs années avant de voir de grands progrès en termes de réduction des inégalités au Salvador.
L'échec à long terme des politiques de mano dura
Si les résultats de la politique de main de fer de Bukele ont été exceptionnels à court terme, le problème du pays ne vient pas seulement des gangs. Le Salvador a besoin de réformer son système judiciaire. Il semble que la politique autoritaire de Bukele n'ait pas réussi à changer le système , ce qui ne semblerait pas permettre à la stratégie de Bukele d'avoir des résultats positifs à long terme.
Tout d'abord, plusieurs dirigeants de gangs ont disparu et n'ont pas été arrêtés. On peut se demander s'il y a eu des négociations secrètes entre le gouvernement et les maras. Nous aurons probablement la réponse à cette question dans quelques années.
Deuxièmement, la méthode Bukele a été critiquée par de nombreuses ONG de défense des droits de l'Homme et son efficacité a été remise en question par divers experts, chercheurs et étudiants. En effet, beaucoup soulignent des erreurs concernant les détenus et des détentions massives exécutées sans preuves ni motifs. L’Etat d'urgence permet d'arrêter une personne sans mener d'enquête. Plusieurs personnes ont été arrêtées simplement parce qu'elles avaient des tatouages. Sans la nécessiter de mener une enquête auparavant, il est très facile d'arrêter des gens. On notera qu'à la fin de l'année 2024, le président salvadorien a reconnu les imperfections et les erreurs de sa politique autoritaire et l’arrestation de personnes innocentes mais qu’aucun changement n’a eu lieu. De plus, le CECOT n'a pas de fonction de resocialisation et ne permet pas la réinsertion des membres des gangs dans la société. Les proches des prisonniers n'ont aucune information à leur sujet et n'ont pas le droit de leur rendre visite. Le CECOT signifie également que le gouvernement devra supporter d'importantes dépenses à long terme pour garder les prisonniers dans cette méga-prison, payer le personnel et maintenir les systèmes de sécurité opérationnels.
À long terme, la stratégie de Bukele pourrait s'avérer inefficace. Sa politique s'inscrit dans la continuité des politiques de mano dura qui ont été appliquées pendant des années au Salvador et qui ne s'attaquent pas aux problèmes structurels des systèmes judiciaire et pénitentiaire mentionnés plus haut dans cet essai. Le système judiciaire du pays, déjà déficient, doit faire face à cette massification d'arrestations et de procès. Il n'a pas les ressources financières et humaines nécessaires pour faire face à cette situation. Il est difficile de monter des dossiers solides contre les membres de gangs. Bien qu'il soit très facile d'arrêter, il est plus difficile d’emprisonner. Parfois, faute de preuves, de nombreuses personnes innocentes purgent de longues peines en détention provisoire. D'autre part, en raison de l'absence de preuves à charge, de nombreux coupables sont libérés à la fin de leur période de détention provisoire.
Le Salvador est-il vraiment devenu une dictature ? : Nayib Bukele, le « dictateur cool »

Quelle que soit la popularité de Nayib Bukele et l'efficacité de ses politiques, le caractère autoritaire de certaines de ses pratiques ne peut être nié.
Tout d'abord, reprenons un principe clé de la démocratie : la séparation et l'indépendance des pouvoirs. Ils sont au cœur de la gouvernance démocratique. Cependant, au cours de son premier mandat, Bukele a réussi à concentrer les trois pouvoirs de l'État (exécutif, législatif et judiciaire) avec des stratégies dont la constitutionnalité a été remise en question…
Le président a eu des attitudes qui nous amènent à questionner sa volonté de respecter la démocratie et les institutions. Par exemple, en février 2020, un an après son arrivée au pouvoir, Nayib Bukele a dû faire face à sa première crise politique majeure lorsqu'il a confronté l'Assemblée législative, prenant d'assaut le Congrès et interrompant ses activités en s'asseyant dans le fauteuil du président du Parlement, accompagné de policiers et de militaires, en raison du fait que les députés de l'ARENA et du FMLN ont refusé d'approuver un prêt de 109 millions de dollars pour financer la cinquième phase du Plan de contrôle territorial.
Face à la situation, le président a appelé à une insurrection populaire et a entamé une campagne pour obtenir une majorité aux élections législatives. Malgré cela, il n'a pas réussi à obtenir l'approbation législative de son projet. Il l'a finalement obtenu en récupérant la majorité au Parlement, en obtenant plus de 50 % du parlement c'est-à-dire cette fois de manière totalement démocratique.
Deux mois après ces élections, les députés décidèrent de révoquer les magistrats de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de justice. Si cette décision a d'abord été déclarée inconstitutionnelle, Nayib Bukele a finalement réussi à concentrer les trois pouvoirs de l'État. À partir de ce moment, nous pouvons caractériser la présidence de Bukele d’« hyper présidence » puisque le président a non seulement le contrôle du pouvoir exécutif, mais aussi des deux autres pouvoirs qui existent dans une démocratie.
D'une part, la stratégie de Bukele et surtout l’Etat d’urgence soulèvent de nombreuses questions sur l'indépendance de la justice au Salvador. Selon Benjamin Moallic[15], l'État de droit[16] au Salvador est en danger. Selon lui, on peut se demander s'il est légitime de punir de peines de 10 à 15 ans de prison toute publicité pour les gangs alors que l’incitation au génocide n'est passible que de 4 à 8 ans de prison et que le viol est passible de 6 à 10 ans de prison. Avec la poursuite de l'Etat d'urgence et l'existence d'un système judiciaire et pénitentiaire inefficace, il existe un risque que toutes les pratiques susmentionnées en matière de détention et de jugement des détenus se maintiennent et se généralisent, sapant complètement le système déjà fragile du pays.
De même, de nombreux experts remettent en question la loi de 2015 qui qualifie les gangs de « groupes terroristes » et considèrent que le CECOT ne répond pas aux besoins de resocialisation des membres des gangs et les déshumanise. De nombreux membres du gang ont été recrutés à l'adolescence et n'avaient souvent pas d'autre choix que de rejoindre les maras. Cependant, il est très probable que les prisonniers de cette prison ne seront plus jamais libres, car beaucoup doivent purger une peine de 200 ans, voire plus. Le problème c'est qu'il n'existe pas de définition universelle du terrorisme, ce qui signifie que chaque pays peut définir ce terme comme il l'entend. Il existe plus d'une centaine de définitions différentes. Nombreux sont ceux qui pensent que ce centre n'est pas une solution durable permettant de répondre aux problèmes socio-économiques du Salvador et que ce centre ne respecte pas les droits de l'Homme bien que le Salvador ait signé la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU.
D'autre part, l'Etat d'urgence pose des problèmes en termes de fonctionnement de la démocratie salvadorienne : le renouvellement constant de l’Etat d’urgence a également permis à Nayib Bukele d'être réélu puisque normalement la Constitution salvadorienne ne permet pas la réélection d’un président. L’Etat d’urgence donne au président des pouvoirs supplémentaires et lui permet de contourner la Constitution. La centralisation des pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire lui a permis de légitimer sa candidature à la présidence pour un second mandat. La nouvelle Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de justice, dont les magistrats ont été nommés par le président lui-même, a déclaré que l'article 152 de la Magna Carta du Salvador empêchant la réélection avait fait l'objet d'une décision judiciaire. De cette façon, Bukele a pu être à nouveau candidat. L'un des risques est que la présidence de Nayib Bukele n'ait jamais de fin et que les termes de la Constitution ne soient pas respectés. Bukele pourrait notamment utiliser le pouvoir judiciaire pour modifier la Constitution en lui permettant de se présenter à la présidence indéfiniment.
En ce qui concerne la liberté d'expression et de journalisme dans le pays, en 2022, une loi de l'Assemblée interdit toute promotion des gangs et punit de peines de 10 à 15 ans de prison non seulement toute personne coupable d'élaborer ou de participer à l'élaboration de messages implicitement ou explicitement pro-Mara, mais aussi tout média radiophonique, télévisé, écrit ou numérique, qui reproduit ou transmet des messages ou des communications qui, provenant de ces groupes criminels ou prétendument attribués à ceux-ci, peuvent générer la panique au sein de la population.
Voici un extrait du décret numéro 1030 de l'Assemblée législative du 5 avril 2022 qui réforme le code pénal :
« L'ÉLABORATION ET LA REPRODUCTION ILLÉGALES DE MESSAGES, DE PANNEAUX, DE DÉNOMINATIONS OU DE PUBLICITÉS FAISANT ALLUSION À DES MARAS OU À DES GANGS
345-C.- Quiconque élabore, participe à sa préparation, facilite ou fabrique des textes, des peintures, des dessins, des dessins, des graffitis ou toute forme d'expression visuelle sur des biens immobiliers à usage public ou privé, qui transmettent explicitement ou implicitement des messages, des signes, des dénominations, des publicités, ou tout type de manifestation écrite faisant allusion aux différents groupes terroristes ou associations criminelles de maras ou de gangs, et en particulier ceux dont le but est de faire allusion au contrôle territorial de ces groupes ou de transmettre des menaces à la population en général, sont passibles d'une peine d'emprisonnement de dix à quinze ans.
La même peine est infligée à ceux qui, par l'utilisation des technologies de l'information et de la communication, de la radio, de la télévision, de la presse écrite ou numérique, reproduisent et transmettent des messages ou des communiqués provenant ou présumés de ces groupes criminels, ce qui pourrait générer de l'anxiété et de la panique dans la population en général.
L'une des hypothèses est qu'avec cette loi, Bukele voulait empêcher quiconque de révéler des informations sur les négociations qui auraient pu avoir lieu entre lui et les chefs de gangs avant son arrivée au pouvoir. Il ne s'agit que d'une hypothèse en raison du manque de preuves. Cependant, le texte de loi est peu clair quant au type de contenu pouvant être diffusé limitant grandement la liberté d’expression. Est-il possible de parler de manière informative des maras ? Est-il possible de publier un témoignage de leur violence ? Cette loi empêche non seulement la publication de contenus qui font la promotion des maras, mais aussi tout contenu qui fait allusion à ces dernières.
Finalement, Bukele est-il réellement un dictateur ? L'Académie française définit une dictature comme un « régime politique dans lequel une personne, un groupe, détient tous les pouvoirs en interdisant toute forme de contrôle et toute manifestation d’opposition »[17] . La définition de la dictature est souvent liée aux termes de tyrannie, despotisme, autocratie, absolutisme, césarisme, totalitarisme, fascisme. Dans l'histoire, le concept de dictateur apparaît pendant la République romaine, le dictateur était élu par le Sénat et une commission de citoyens pour gouverner pendant une période limitée en cas d'urgence. Une telle personne avait des pouvoirs extraordinaires de nature militaire puisque ce titre était souvent accordé en temps de guerre. Après la disparition de la République romaine, l'idée du dictateur a été souvent reliée à un style de gouvernance autoritaire et à une personne tyrannique aux ambitions personnalistes. Une dictature peut être de droite ou de gauche. En général, les dictatures impliquent un système de gouvernement à parti unique ou une quasi-absence d'opposition politique, un régime répressif et même violent. Les dictatures ont tendance à favoriser l'inégalité par la distribution inégale des richesses, profitant généralement aux partisans du dictateur. Les définitions de la dictature décrivent un système de gouvernement dans lequel le dirigeant exerce tous les pouvoirs de manière absolue.
Nayib Bukele est arrivé au pouvoir de manière démocratique. Il obtint une majorité législative de manière démocratique. L'opposition politique au Salvador continue d'exister avec les partis ARENA et FMLN. En termes d'inégalités, il est encore trop tôt pour analyser les résultats de Bukele. Le président a dû faire face à la pandémie de COVID-19 qui a clairement aggravé la situation du pays. Cependant, les actes du président qui vont à l'encontre de la démocratie et de ses principes ne peuvent être ignorés. Le président a fait irruption au Congrès accompagné des forces armées pour faire pression sur les députés afin qu'ils votent sa loi et son budget. Le président n’a pas respecté l’opposition. Les questions du respect des droits de l'Homme, de l’arrestation d’innocents et de la restriction de certaines libertés fondamentales telles que la liberté d'expression nous mènent à remettre en cause la démocratie salvadorienne. La prolongation de l’Etat d’urgence par le président lui a permis de contourner la Constitution et d’être réélu. Un Etat d’urgence, dans son essence, n'a pas pour but de durer indéfiniment. On peut se demander s’il y a eu de l’abus de pouvoir afin de rester à la tête du pays. Le gouvernement n'est plus dans phase 5 du Plan de Contrôle Territorial, le renouvellement de l’Etat d’urgence ne semble plus vraiment légitime... On ne peut donc nier qu'il existe des préoccupations concernant les pratiques de Bukele qui sont généralement des stratégiques adoptées par les régimes autoritaires.
Conclusion
Nayib Bukele est arrivé à la présidence du Salvador avec une vision totalement nouvelle pour son pays. Son objectif était de donner à son pays une nouvelle image et exporter son modèle dans d'autres pays d'Amérique centrale, voire dans d'autres pays d'Amérique latine. Ce fut un succès total. Son style de gouvernance et sa popularité ont inspiré d'autres dirigeants de la région. En janvier 2024, le président équatorien Daniel Noboa a déclaré la guerre aux gangs. La popularité du président Bukele dépasse les frontières du pays, en particulier dans les pays qui souffrent de conflits internes comme la Colombie ou le Venezuela.
Le premier mandat de Bukele s’est centré sur l'élimination des gangs, condition sine qua non pour obtenir une nouvelle dynamique socio-économique. Le président a réussi à rétablir la sécurité et la paix au Salvador grâce à un style plutôt autoritaire, remettant en question le fonctionnement de la démocratie salvadorienne.
S'il est difficile de savoir si le Salvador est devenu une dictature, on peut cependant affirmer que la présidence de Bukele est une véritable hyper-présidence en raison de la concentration des pouvoirs. Cependant, ses pratiques ont été bien accueillies par les Salvadoriens. D'une part, un ras-le-bol général, la peur, et d'autre part, la fragilité des institutions constituent généralement une terre fertile pour l’apparition de gouvernements plus autoritaires.
Le défi du second mandat de Bukele est désormais l'éradication de la corruption. La corruption est toujours présente au sein des institutions de l'État et des différentes autorités locales du Salvador. Les différentes négociations entre les maires et les gangs ont affaibli l'autorité de l'État, de plus en plus discrédité par la corruption. Les affaires de corruption au plus haut niveau du gouvernement ont nui à l'image de l'État. Nayib Bukele doit donc rétablir la confiance entre les citoyens et l'État.
[1] « El Salvador : Vue d'ensemble », Text/HTML, Banque mondiale, consulté le 29 janvier 2025 https://www.bancomundial.org/es/country/elsalvador/overview.
[2] « Estimation du coût économique au Salvador - Réseau de chercheurs de la Banque centrale », avril 2016.
[3] José Miguel Cruz, « Le nouveau visage des gangs de rue : le phénomène des gangs au Salvador » (Université internationale de Floride, 2016).
[4] Olivier CHRISTOPHE y Garance ROBERT, «Les nouveaux enjeux de la violence à El Salvador», 2019.
[5] Olivier CHRISTOPHE et Garance ROBERT, « Les nouveaux enjeux de la violence à El Salvador », 2019. Selon les données du World Prison Brief fournies par l'Université Birkbeck de Londres.
[6] « El Salvador | » World Prison Brief », consulté le 11 janvier 2025, https://www.prisonstudies.org/country/el-salvador.
[7] La Royal Academy définit le populisme comme la « tendance politique qui vise à attirer les classes populaires ». RAE-ASALE et RAE, « Populisme | Dictionnaire de la langue espagnole », « Dictionnaire de la langue espagnole » - Édition tricentenaire, consulté le 18 janvier 2025 https://dle.rae.es/populismo.
Dans l'histoire de l'Amérique latine, les régimes populistes ont tendance à combiner des idéologies assez opposées telles que l'autoritarisme de gauche ou le socialisme de droite. Les régimes populistes de la région ont émergé principalement dans le contexte d'une transition d'une société traditionnelle à une société plus moderne. La transition capitaliste dans la région a été très rapide et même brutale, ce qui a exclu une grande partie de la population. Le populisme latino-américain a des caractéristiques différentes du populisme occidental, par exemple.
Roger Bartra, « Populisme et démocratie en Amérique latine. Notes et réflexions", Problèmes d’Amérique latine, n.ou 1 (2009): 11-25, https://shs.cairn.info/revista-problemes-d-amerique-latine-2009-1-page-11.
« Démocratie représentative et classes populaires » (1965), reproduit dans G. Germani, Torcuato S. di Tella et Octavio Ianni, Populism and Class Contradictions in Latin America, Ediciones Era, Mexico, 1973, p. 29. Un livre d'Octavio Ianni résume bien les préoccupations de la gauche face au phénomène : La formation de l'État populiste en Amérique latine, éditions Era, 1975.
[9] Innova Servs, « À la suite de la baisse de la criminalité, l'État enregistre une économie de 60 millions de dollars dans le domaine de la santé », Présidence de la République du Salvador (blog), 10 janvier 2023 https://www.presidencia.gob.sv/como-resultado-de-la-baja-en-la-criminalidad-el-estado-registra-un-ahorro-de-60-millones-en-el-area-de-salud/.
[10] Innova Servs, « Les stratégies de sécurité permettent la récupération de plus de 4 500 logements pour accroître l'accès à la population », Présidence de la République du Salvador, 18 janvier 2023 https://www.presidencia.gob.sv/estrategias-de-seguridad-permiten-recuperar-mas-de-4500-viviendas-para-incrementar-el-acceso-a-la-poblacion/.
[11] egobsv, « 2023 a été l'année la plus sûre de l'histoire du Salvador », POLICIA NACIONAL CIVIL, 3 janvier 2024 https://www.pnc.gob.sv/el-2023-fue-el-ano-mas-seguro-en-la-historia-del-el-salvador/.
[12] « CPI Bulletin December 2024 », Banque centrale de réserve du Salvador, décembre 2024, https://www.bcr.gob.sv/documental/Inicio/apartado/10.
[13] « El Salvador : Vue d'ensemble », Text/HTML, Banque mondiale, consulté le 29 janvier 2025 https://www.bancomundial.org/es/country/elsalvador/overview.
[14] « Une opportunité pour réduire la pauvreté et les inégalités au Salvador | Diagnostic de la pauvreté pour le pays », Banque mondiale, consulté le 3 février 2025 https://www.bancomundial.org/es/country/elsalvador/publication/una-oportunidad-para-reducir-la-pobreza-y-la-desigualdad-en-el-salvador.
[15] Benjamin Moallic, «État d’exception : que se passe-t-il au Salvador ?», Amérique latine 1, n.o 1 (1 de diciembre de 2022): 143-57, https://shs.cairn.info/revue-amerique-latine-2022-1-page-143.
[16] L'État de droit est l'ensemble des règles/lois organisées de manière hiérarchique que tous les citoyens, toutes les institutions doivent respecter, renonçant à une partie de leurs libertés, pour assurer le bien commun. L'État de droit définit les règles qui régissent le fonctionnement d'une société.
[17]Académie française, « dictature | Dictionnaire de l’Académie française | 9e édition », consulté le 9 mars 2025, http://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D2414.
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