Crise politique au Pérou
- Latam Sin Filtro
- 19 déc. 2024
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Dernière mise à jour : 2 mars
Mars 2023

"Nouvelle constitution", source : https://www.dw.com/es/per%C3%BA-o%C3%ADdos-sordos-a-la-demanda-de-una-nueva-constituci%C3%B3n/a-64702555
En novembre 2022, Pedro Castillo, président du Pérou (jusqu'au 7 décembre 2022), a tenté d'empêcher sa destitution en dissolvant le Congrès. Sa décision a plongé le pays dans une profonde crise politique et le Parlement péruvien a approuvé une motion de censure visant à l'expulser de ses fonctions l’accusant de tentative de « coup d'État ». La vice-présidente Dina Boluarte a pris le pouvoir après l'éviction de Castillo et est devenue la première femme présidente du Pérou.
Aujourd'hui, de violentes manifestations contre le nouveau gouvernement de Dina Boluarte ravagent le pays, de nombreux Péruviens sont contre la nouvelle présidente. Entre novembre 2022 et mars 2023, les manifestations ont fait 54 morts (selon les dernières données officielles de l'ONU consultées en mars 2023) en raison de la répression policière du gouvernement et de la violence de certains manifestants, reflétant l'un des problèmes structurels du pays. Une grande partie de la population réclame l’organisation de nouvelles élections présidentielles anticipées, la démission de Dina Boluarte et la dissolution du Parlement. Des manifestants plus radicaux réclament l'installation d'une Assemblée constituante, en effet, à mars 2023, environ 40 % des Péruviens souhaitent qu'une nouvelle constitution soit rédigée.
Contexte (2017-2023)
Préambule de la crise sociale péruvienne

En 2017, le président Pedro Pablo Kuczynski a démissionné de ses fonctions avant d'être destitué par le Congrès, ce qui a été vécu par les Péruviens comme un coup d'État. Face à cela, des milliers de jeunes sont sortis dans les rues pour protester cet acte qu’ils considèrent autoritaire. C'est ainsi que commence au Pérou « el estallido social », la crise sociale. Les manifestants ont en réalité d’autres raisons plus profondes de protester contre le pouvoir.
Elections présidentielles de 2021
Les manifestations se sont poursuivies tout au long de la pandémie et se sont même intensifiées. Elles se sont terminées avec les élections présidentielles de 2021. Près de 20 candidats se sont présentés au premier tour sans qu'aucun d'entre eux n'obtienne un pourcentage des voix très important. En effet, le vainqueur du premier tour, Pedro Castillo, candidat de gauche, a obtenu seulement 16,1 % des voix. C'est un professeur paysan et syndicaliste si peu connu qu'il n'avait même pas de photo. Ce dernier a remporté les élections en catalysant une véritable colère contre les élites péruviennes. Lorsqu'il s'est présenté comme candidat à la présidence, il a promis, entre autres, de modifier la Constitution politique de 1993. Il souhaitait que l'État participe davantage à l'économie péruvienne et a également promis de promouvoir une « révolution éducative » pour améliorer l'accès à l'éducation publique et sa qualité.
Tout d'abord, Pedro Castillo a pu gagner ces élections en raison d'une lassitude générale des Péruviens à l'égard des politiques de droite, de la corruption et d'un fort sentiment anti-fujimoriste dans le pays. Il a su profiter de la surabondance de candidats (plus de 20) et de l'extrême fragmentation du vote pour accéder au pouvoir. Castillo a su tirer parti des faiblesses du système politique péruvien.
Pedro Castillo : Déclencheur d'une nouvelle vague de manifestations

Confronté à un Congrès très divisé politiquement, Pedro Castillo s'est retrouvé dans l'incapacité de gouverner et a également été accusé de corruption. Le Congrès a lancé une action en justice pour « vacancia moral » à trois reprises (cette action, ressemblant un peu à la procédure d’impeachment aux Etats-Unis implique le renvoi du président). La procédure a été acceptée après que Castillo a eu tenté de dissoudre le Congrès le 7 décembre 2022, acte qui a été considéré comme une véritable tentative de coup d'État. Dans un message à la nation, il a ordonné la dissolution du Parlement et l'intervention d'autres institutions, notamment la Cour constitutionnelle et le pouvoir judiciaire. Il est fort probable que Castillo ait tenté de dissoudre le Congrès afin d’éviter d’être renvoyé de ses fonctions. Castillo a été arrêté le même jour alors qu'il se rendait à l'ambassade du Mexique à Lima, espérant trouver refuge.

Le même jour, Dina Boluarte est devenue la première femme présidente du Pérou.
Instabilité politique : problèmes structurels
Liste des présidents du pérou depuis la transition démocratique (1990-2023)
Année | Président | Election/ succession | Parti |
---|---|---|---|
1990 | Alberto Fujimori | Elections | Cambio 90 |
2000 | Valentín Paniagua | Succession | Acción Popular |
2001 | Alejandro Toledo | Election | Perú Posible |
2006 | Alan García | Election | APRA |
2011 | Ollanta Humala | Election | Gana Perú |
2016 | Pedro Pablo Kuczynski | Election | Peruanos para el cambio (PPK) |
2018 | Martín Vizcarra | Succession | Independiente |
2020 | Manuel Merino | Succession | Acción Popular |
2020 | Francisco Sagasti | Succession | Partido Morado |
2021 | Pedro Castillo | Election | Perú Libre |
2022 | Dina Boluarte | Succession | Perú Libre |
En 23 ans, de 2000 (transition démocratique) à 2023, il y a eu 11 présidents péruviens. Ce chiffre est assez élevé étant donné que le mandat présidentiel au Pérou est de 5 ans. Normalement, 4 présidents péruviens auraient dû gouverner le Pérou. La plupart d'entre eux n'ont pas été élus, ils étaient vice-président ou président du Congrès qui sont arrivés au pouvoir après les procédures de destitution des présidents. Entre 2000 et 2023, seuls 6 présidents sur les 11 ont été élus.
Plus récemment, en 2018, Pedro Pablo Kuczynski a démissionné quelques jours avant d'être soumis à une procédure de destitution par le Congrès. Il a été remplacé par son vice-président, Martín Vizcarra, qui a dissous le Congrès en septembre 2019 puis destitué par le Congrès en novembre 2019 accusé de corruption.
En janvier 2020, le Congrès a nommé Manuel Merino, qui était le président du Congrès. Merino a dû démissionner en raison de l'opposition de la population, de sorte qu'un autre membre du Congrès, Francisco Sagasti, a été nommé et est resté au pouvoir jusqu'en juillet 2021.
Atomisation des forces politiques péruviennes
Il existe de nombreux partis politiques au Pérou. Par exemple, 10 partis différents ont remporté des sièges au Congrès, rendant difficile la prise de décision au sein de cette institution et démontrant également la division (l'« atomisation ») des forces politiques péruviennes. Il y a beaucoup de partis, et il n'y a pas de réelle représentation de la population, les partis n'ont pas de force réelle, ce sont des petits partis. Tous les partis traditionnels du Pérou ont disparu au fil du temps (notamment avec l'arrivée au pouvoir de Fujimori).
De plus, ces partis sont fragiles, les membres du Congrès ayant peu de loyauté envers leur propre parti. Il est courant que leurs membres changent tournent leur veste et saisissent les opportunités même si cela devait signifier se contredire ou changer totalement de bord. En général, de nombreux membres du Congrès se présentent sous un parti avec l'unique intention d'arriver au pouvoir et lors des prochaines élections, ils changent de parti. Vous pourrez voir un membre du Congrès s'allier à un candidat de gauche pour la présidence d'un an et le voir ensuite s'allier avec un autre candidat de droite lors des prochaines élections.
En ce qui concerne les pouvoirs du président péruvien, aucun chef d'État n'a eu la majorité au Congrès depuis de nombreuses années, paralysant la politique du pays et empêchant quelconque président de réformer le pays. Il y a une véritable confrontation entre le Congrès (le pouvoir législatif) et le président, (le pouvoir exécutif). Cette confrontation se traduit par l'utilisation excessive d’outils comme la dissolution du Congrès et la mise en accusation/procédure de destitution du président, qui sont des outils prévus par la Constitution péruvienne. De plus, la réélection directe d'un président est interdite (« lame duck » = traduit littéralement par « canard boiteux », est un élu dont le mandat arrive à terme mais toujours en poste, alors que son successeur est déjà élu mais n'occupe pas encore le poste. Le président canard boiteux au Pérou est donc incapable de mettre œuvre des mesures à long terme car il récupère le poste d’un élu destitué et sait qu’il restera peu de temps avant que son remplaçant arrive au pouvoir.
Corruption
Tous les présidents péruviens de Fujimori à Pedro Castillo (à l'exception de Paniagua et Sagasti), ont été accusés de graves affaires de corruption et plusieurs d'entre eux ont été condamnés. Mais la corruption est aussi répandue et à plus petite échelle. 22 des 25 gouverneurs régionaux du Pérou font l'objet d'une enquête pour corruption. Au Pérou, il y a un manque de représentants politiques capables de répondre aux demandes des citoyens et le pays ne possède pas de système politique transparent. Les politiciens sont incapables d'aller au-delà de leurs intérêts personnels.
Si les deux précédentes tentatives de destitution de Castillo ont échoué, ce n’est pas tant parce que le président disposait d'une solide majorité parlementaire, mais plutôt parce que sa destitution signifierait la convocation d'élections anticipées et le risque pour les députés, qui ne peuvent pas être réélus, de perdre leur siège et, par conséquent, leur pouvoir.
La polarisation politique (fujimorisme contre anti-fujimorisme et droite contre gauche) et l’atomisation des partis ont rendu le pays ingouvernable.
Situation des manifestations à mars 2023
Les manifestants espèrent donner un nouvel élan au mouvement qui a commencé lorsque Boluarte, qui était alors vice-présidente, a prêté serment pour remplacer Castillo alors qu'elle avait promis un an plus tôt lors d'un évènement dans le sud du pays que, si le président était destitué, elle démissionnerait de ses fonctions parce que sa loyauté est « indestructible ».
Dina Boluarte a déclaré que les manifestations antigouvernementales qui se déroulent dans le pays ne proposent pas d'agenda social et a accusé les manifestants de vouloir « briser l'État de droit » et générer « le chaos et le désordre » pour « prendre le pouvoir de la nation ». Cette dernière a déclaré l'état d'urgence en décembre 2022.
"Leurs protestations ne s’appuient pas sur un agenda social dont le pays a besoin (...) Vous voulez briser l'État de droit, vous voulez générer le chaos et le désordre afin de prendre le pouvoir de la nation" - Dina Boluarte
Pour faire face aux manifestants, le gouvernement péruvien a déployé plus de 11 000 agents de la Police nationale péruvienne (PNP). Officiellement, il y a eu 54 morts, 1301 blessés et des centaines d'arrestations, selon les chiffres de l’ONU en mars 2023. Dans un de ses rapports, Amnesty International a accusé le gouvernement péruvien de ne pas respecter les droits humains dans le contexte de la répression violente des manifestations. L'organisation non gouvernementale affirme que le gouvernement a agi par racisme et a ciblé des populations historiquement discriminées. Les manifestants scandent « Dina assassine » dans les rues, accusant directement le président de la mort des manifestants.
Jusqu'à présent, aucune des deux plus grandes demandes des manifestants n'a été satisfaite et bien que Boluarte ait essayé d'obtenir du Congrès qu'il avance les élections, aucun accord n'a été conclu pour satisfaire les citoyens. Quatre propositions ont été faite pour l'avancement des élections à 2024 voire même 2023, mais aucune d'entre elles n'a été acceptée.
Conclusion
La tentative de « coup d'État » de Castillo peut être interprétée de deux manières. Tout d'abord, son échec peut être considéré comme une chose positive parce que cela montre que les institutions démocratiques telles que le Congrès, malgré leurs défauts, fonctionnent. Deuxièmement, cela peut être perçu comme quelque chose de négatif parce que ce coup d'État a mis le Pérou dans une situation complexe qui pourrait à long terme se transformer en une véritable crise de gouvernabilité et conduire, en prenant l'exemple d'autres pays d'Amérique Latine, à la mise en place d'un gouvernement dictatorial comme au Nicaragua ou d'un gouvernement populiste comme au Venezuela. La situation actuelle au Pérou est en réalité le reflet de la crise politique qui ronge le pays depuis le début du XXIe siècle.
Plus de 20 ans après la transition démocratique, la nature du problème au Pérou est toujours le même : redéfinir le lien entre les représentants politiques et les citoyens représentés.
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